Il a quarante trois ans, c'est sûr

Il n'est pas du coin. Je ne l'ai jamais vu. Il doit avoir la quarantaine, on lui donnerait certainement plus vu l'état dans lequel il est, mais j'ai observé suffisament de gens pour savoir que son âge ne dépasse pas les quarante trois ans, pour plus de précision. Ça doit faire un mois qu'il ne s'est pas lavé les cheveux, ils sont sales, frisés et gluants. Il porte un pantalon d'un vert kaki rayé de fines lignes grises  qu'il a associé d'une chemise beigée à carreaux rouges et bleus, froissée mais propre. Il a, sur les épaules, une veste, de couleur pourpre, je dirai trop grande à première vue.
Comment quelqu'un peut il associer tant de couleur? Et s'il avait cette maladie, vous savez le problème de vision qui vous empêche de différencier les couleurs, je ne sais plus comment on appelle ça. J'arrosais les plantes la dernière fois dans le salon et on parlait de ça à la télé, laissée allumée par la dame chez qui je travaille. Bref, je devrai me taire, taire ma pensée, se moquer des gens c'est très vilain. Mais enfin je ne fais rien de mal, je regarde avec mes yeux (traduction litérale de : kanchouf b 3winati). De toute façon du haut de cet immeuble chic et derrière ces vitres qui brillent il est impossible qu'il me repère.

Lui, c'est mon 'étude de cas' du matin, ça change un peu de l'écolière d'hier, et de lhaja de lundi matin. De toutes les façons, je suis fatiguée de laver les vitres tous les jours, elles sont toujours propres. Et si madame ne veut rien entendre, je ferai comme elle: ce qui me plaît. C'est chaque jour plus amusant, se sentir supérieure, perchée dans un endroit fermé, inaccessible mais ouvert sur les autres. Je n'aurai jamais pû le fixer aussi longtemps, ni le regarder avec autant de concentration si je n'avais pas été derrière ces rideaux de soie au toucher si doux que madame a fait poser il y a à peine trois mois.

Il se lève, il a le dos un peu trop courbé pour quarante trois ans à la reflexion, peut être en a-t-il plus, quarante six? Il marche, il est en train de s'en aller. Je commence à paniquer, j'ai envie de l'arrêter, de le supplier de rester plus longtemps, de lui expliquer que je ne pourrai pas avoir tous les éléments de mon histoire s'il ne reste pas encore un moment. Voilà, C'est fini, les vitres c'est mille fois mieux qu'une histoire sans fin. Non il revient, quel soulagement! Quand je l'ai choisi, lui et pas la jeune demoiselle qui attendait le taxi, j'étais certaine qu'il resterait plus longtemps, j'en étais persuadée. J'avais raison, j'ai toujours raison, et si madame ne veut jamais rien entendre, tant pis. 

Maintenant, je sais choisir mes cas, je sais que cette entrée d'immeuble est dotée d'un escalier tellement confortable, tellement chaleureux qu'on en oublie les gens qui passent et reviennent. En plus, le concierge est toujours tellement occupé à faire les courses, ou à parler à sa fiancée au douar, il n'a jamais vraiment le temps d'empêcher les gens de s'asseoir pour quelques minutes. 

Une jeune fille passe devant lui, il la suit du regard. Un regard vide, pas un de ces regards qui vous font sentir que vous êtes nue. Il n'a pas pris la peine de se retourner même après qu'elle ait disparu, il est noyé dans ses pensées. Je comprends mieux, il doit avoir une fille de son âge.

J'ai déjà plein d'éléments pour peupler ma journée, j'ai deux personnages dont un héros, et beaucoup d'imagination pour en faire une multitude d'histoires. Un oiseau vient me rappeler que ma demie heure dédiées aux vitres, et que je consacre de façon ultime à observer et révasser était déjà finie. L'homme se lève, cette fois il s'en va pour de bon. il regarde le ciel pour mon plus grand bonheur: il a quarante trois ans, j'en suis sûre.